La Donation du monde
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La Donation du monde
Bei descend rue Mouffetard
où commence la saison des grenades
"Tiens !" dit-elle
Et pour la première fois, je palpe
avec la courbe d'un fruit mûr et son aurore
le sens du mot "tiens" qu'accompagne le geste de tendre
-(tendre, ici, pas moins énigmatique,
pas moins ironiquement tapi dans la banalité)
Alors j'ai commencé à m'intéresser aux grenades
Ce qu'on dit d'elles
À comprendre qu'on les avait presque toujours peintes crevées
("entr'ouvertes", "entre-baillées")
laissant paraître un peu la finance intérieure,
l'or, le sang, le soulèvement des jeudis noirs
"Vanité aux grenades"
une table où s'amoncellent des lettres sans réponse
un parfum de commencement de pourriture
une fenêtre dont le jour se reflète sur la nacre
(nature morte, un hiver dans les Flandres)
Et le fruit au milieu des reliefs
Prise à deux mains (l'onzième jour) jamais ne m'a semblé si dure si lourde
Fruit pétreux (ou "grenade de mer" ?)
tombé d'arbres depuis longtemps fossiles
Et cependant l'idée qu'un amnios éruptif continue à bombarder
l'écorce interne
À expulser sa mitraille aux quatre coins d'un univers où les galets enfantent
où les rochers s'accouplent
Explosent au grand jour leur descendance
fendus
Est-ce qu'on veut un poème ?
petit être plutôt fait à la rondeur des mains
petite poterie de l'enfantement
bol minuscule donné avec ses ébréchures et ses fêlures
déjà toute une histoire fragile à boire et à manger
sans un mot