Année : 2019 Durée : 7'18"

Genre : Orchestre de chambre

Effectif : Pour 8 mandolines, 4 mandoles, 4 guitares, 1 mandoloncelle, 1 contrebasse)

Détails : Commande de l'association "Les Pincées musicales"
Création le 7 Mars 2020 à l'Atrium d'Argenteuil par l'Ensemble MG21 placé sous la direction de Florentino Calvo au cours d'un spectacle intitulé 7 femmes et +


Édition : œuvre inédite

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L'Homme qui marche
Paraphrase musicale du texte de Lydie Salvayre "Marcher jusqu'au soir"

Notice :

Ce spectacle, imaginé par Florentino Calvo, s'inspire du livre de Lydie Salvayre "7 femmes" brossant le portrait de sept écrivaines.
Florentino a ensuite demandé à des compositrices de répondre en musique aux textes de Lydie Salvayre.
Ces portraits, auxquels s'ajoute celui de Lydie Salvayre elle-même, sont le prétexte à 8 "portraits de poche" musicaux, accompagnés d'une projection de peintures de Caroline Coppey.

Pour ma part, étant chargée d'évoquer l'œuvre de Lydie Salvayre, j'ai choisi de composer une paraphrase musicale du livre intitulé "Marcher jusqu'au soir" dans lequel il est question de l'œuvre d'un plasticien que j'adore, Alberto Giacometti.
Dans cet ouvrage, Lydie Salvayre raconte une curieuse expérience qui lui a été proposée: passer une nuit, seule, au Musée Picasso de Paris, à l'occasion d'une exposition Picasso-Giacometti.

Quelques extraits du livre de Lydie Salvayre :
Non, je lui ai dit non merci, je n'aime pas les musées.
Le projet était de passer une nuit entière, seule, au musée Picasso où se donnait l'exposition Picasso-Giacometti.
Trois jours ont passé, pendant lesquels la proposition de voir pour de vrai L'Homme qui marche a fait en moi son chemin.
Je nourrissais depuis longtemps une passion pour l'Homme qui marche de Giacometti.
L'Homme qui marche, immobile, figé, et en même temps mouvant.
Solitaire, absolument solitaire, absolument impénétrable, clos.
Dur, d'une dureté infracassable.
Et frêle, frêle, éprouvé, calciné, brûlant et pétrifié.
Penché vers l'avant sous le poids d'un fardeau invisible qui courbe ses épaules, sachant que Dieu est mort, qu'il n'y a pas d'arrière-monde, pas de consolation, pas de promesse.

A présent j'étais dans le musée. Dehors c'était la nuit. Dedans un silence de tombe. Un lit de camp posé près de l'Homme qui marche.
Je m'installai devant la sculpture admirée. Et mon regard buta sur elle. Elle était éclairée par une lumière froide de parking.
J'attendis. Je l'attendis.
Mais alors que je m'apprêtais à recevoir la grâce, alors que je m'apprêtais à voir s'ouvrir en moi un monde, je ne ressentis rien.
Je quittai mon poste près de l'Homme qui marche et tentai quelques incursions dans les salles attenantes.
Au lieu de m'immobiliser longuement devant chacune des sculptures, au lieu de les prendre de front et, si j'ose dire, à découvert, j'essayai de me la jouer fine : les contourner tout en les pistant à la dérobée, de biais, ou mieux encore en opérant un dribble sinueux à la Kylian Mbappé.
Mes dribbles sinueux, mes feintes et zigzags ne donnèrent strictement rien.

Va, avance désarmé. Chaque fois que je suis confrontée à une situation critique et que le bois dont je suis faite commence à s'effriter, je me récite ce vers de Hölderlin.
Mais comment avancer désarmée devant L'Homme qui marche ?
Il me restait toutefois une issue : tourner mon échec en objet de méditation sur l'impuissance à ressentir des émois artistiques et, par association d'idées, sur l'impuissance à créer des émois artistiques.
Je pensais à l'impuissance dont Giacometti avait si souvent parlé lors de ses entretiens.
Car personne n'avait dit mieux que lui la difficulté de sa tâche, sa difficulté à faire apparaître la présence dans le modèle, sa difficulté à restituer dans un corps immobile le mouvement de la vie, sa difficulté à attraper l'homme en son entier et sa difficulté à traduire sa solitude sans appel dans le monde et devant la mort.
Personne n'avait répété avec autant de conviction : C'est raté. C'est pas çà. C'est mauvais. C'est à refaire. C'est de la merde. Je suis nul. Je vais tout foutre en l'air.
Essayer encore. Rater encore. Rater mieux, avait écrit Samuel Beckett.

Il disait je suis aussi mauvais amant que je suis mauvais sculpteur. Et il avait en le disant le plus désarmant des sourires.
Un sourire à vous faire fondre, un sourire qui éclairait son visage et son atelier tout entier, un sourire qui affectait tout son être et tout ce qu'il touchait d'une irrépressible promesse d'espoir.
Cet immense sourire ouvrait son visage et animait ses mains.

J'avais le vague sentiment que toutes les raisons que j'invoquais pour expliquer la sècheresse de mon âme face à L'Homme qui marche n'en étaient pas vraiment.
De toutes les hypothèses envisagées, celle-ci me semblait de loin la plus consistante : L'Homme qui marche m'avait renvoyé la mort en pleine gueule, à moins que ce ne fût ma propre crainte de la mort que j'avais projetée sur lui. C'est la mort en tout cas qui avait déboulé et s'était présentée à moi cette nuit-là, dans le musée désert.
Si Baudelaire avait pu écrire que l'ivresse de l'art était plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre, la sculpture de Giacometti, cette figure éprouvée, abîmée, tragique, cette figure légèrement ployée vers le sol comme s'il allait l'aspirer, m'avait amenée tout au contraire à me pencher contre mon gré sur les terreurs du gouffre.
J'étais toujours sous chimio.
Toutes les trois semaines je me rendais à l'Institut Curie où je croisais un certain nombre des Femmes qui marchent sur le visage desquelles la mort avait posé son empreinte abjecte, indécente, son fer.
L'Homme qui marche m'avait ouvert les yeux : que la chimio réussît ou non, la boucle était bouclée, depuis le début la boucle était bouclée et la fin écrite.

Curieusement, et comme si l'élucidation des causes de l'angoisse qui m'avait paralysée lors de ma fameuse nuit donnait soudainement du prix aux choses les plus simples et les plus familières : flâner, simplement flâner dans les rues du vingtième, boire un café serré à la terrasse du Colibri, apercevoir un chat grimper d'un bond sur le rebord d'une fenêtre, relire ardemment Absalon, Absalon! de Faulkner (...) toutes ces petites choses me semblèrent autant de bonheurs inouïs et me donnèrent le cœur de marcher jusqu'au soir.
C'est alors que je me promis de revenir au musée Picasso, le plus banalement du monde, un jour de la semaine où le musée serait démocratiquement ouvert à tous, pour visiter l'exposition Picasso érotique.
Aux murs, des visages et des corps de femmes traversés par une vitalité rayonnante et que Picasso traçait, semble-t-il, en quelques gestes, sans peine, sans effort, alla prima.
Ce jour-là, la joie des visiteurs, la délectation de leurs sens et de leur esprit étaient tangibles et contagieuses.
Je quittai le musée le cœur léger et réjouie comme je le suis rarement.