Année : 1997 Durée : 23'

Genre : Grand orchestre

Effectif : Orchestre : flûtes (1- flûte en ut, 2- piccolo,3- ut et piccolo, 4- ut et alto, 5- ut et basse)
hautbois (1- hautbois, 2- hautbois et hautbois d'amour, 3- hautbois et cor anglais)
clarinettes (1-2 cl. sib, 3- petite mib, 4-5 cl.sib et cl.basse) bassons (le 3+contrebasson) 3 cors
3 trompettes en ut, 3 trombones, tuba contrebasse, percussions (1- timbales 2-3-4 percussions) piano et célesta, violons 1 et 2 (minimum 32) altos (min.12) violoncelles (min.10) contrebasses (min.8)
Il est possible de n'avoir que 4 flûtes si le 1er prend aussi le piccolo


Détails : Commande de Radio-France pour l'Orchestre National
Création le 18 Juin 2004 au Théâtre des Champs Elysées (Paris)
par l'Orchestre National de Radio-France, dir. Kurt Mazur
Enregistrement Radio-France, diffusion France Musique


Édition : Alphonse Leduc

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Lac de lune


Notice :

Je voulais créer un univers sonore frais, inattendu, varié, qui soit l'expression du plaisir que je peux moi-même ressentir à l'écoute d'une belle œuvre d'orchestre.
Dans chacun des trois mouvements, j'explore des rivages qui me sont familiers car ils font partie de mon imaginaire et séduisent mon oreille.
Le premier mouvement (onze minutes) de forme évolutive, nous mène d'un paysage intérieur, méditatif (tambour de bois et steel-drums), en passant ensuite par des lieux plus agités, vers un grand choral de cuivres enluminé par les guirlandes d'un perpetuum.
Le second mouvement (sept minutes, sept accords, sept transpositions, sept épisodes) est un adagio.
Il nous noie dans la touffeur de l'orchestre entier jouant ppp. De là, émerge le timbre nostalgique d'un hautbois d'amour, dont le chant fera naître développements et retours variés...
Le finale est un rondo (cinq minutes). La matière des refrains, tour à tour sinueuse et affirmative, s'oppose à une combinatoire rythmique plus complexe dans les couplets.

Je précise que j'ai été très déçue par l'interprétation de Kurt Mazur qui n'a pas respecté le grand accelerando du premier mouvement, mouvement vif qui est devenu un laborieux adagio de 16 minutes !
J'aimerais ré-entendre cette œuvre dirigée par un chef intelligent et énergique !


Entretien avec Emmanuel Reibel
pour le programme de la création
en Juin 2004 au Théâtre des Champs Elysées


E.R. Lac de Lune pouvez-vous nous éclairer sur ce titre, poétique et musical comme le sont souvent les titres de vos œuvres ?
M.R. J'ai eu de nombreuses vies dans ma vie... Et dans l'une de ces vies, notamment au moment de la composition de cette œuvre, j'ai habité au-dessus d'un lac : le lac du Bourget. La maison dominait la rive sauvage, au-dessus de l'abbaye de Hautecombe, et mon studio de travail surplombait toute l'extrémité du lac comme une proue de navire. La lumière changeait sans cesse, du matin au soir, et d'une saison à l'autre. On voyait des tempêtes se lever brutalement, l'eau devenait verte, plombée, c'était extraordinaire! Ces changements de lumière sont très proches de la façon dont je travaille.

E.R. Votre discours a des résonances très debussystes: rapport du musical au visuel, titre choisi après coup, plus par suggestion que par volonté descriptive...
M.R. C'est vrai, comme Debussy je travaille avec les couleurs, les matières de l'orchestre.
Le travail d'écriture - ce que j'appelle "la cuisine du compositeur" - a finalement moins d'importance que l'indicible, ce qui échappe à l'analyse : ce que l'on porte profondément en soi, de couleurs, d'alliances de timbres, de mouvements. Le lac se reflétait certainement dans mon travail. Mon œuvre devenait ainsi un miroir de la nature. Je n'y ai pas pensé en composant, mais je suis sûre que la présence vivante de ce lac a imprégné mon œuvre. Vous savez, on n'est jamais détaché du réel. Les vrais compositeurs ne le sont pas. On n'est jamais dans une tour d'ivoire quand on compose, on vit dans un monde, dans des paysages, avec des gens, et tout cela ressort dans la musique. Fatalement. Inconsciemment peut-être, mais le fait est là.

E.R. Vous maniez dans ce grand triptyque orchestral une palette sonore extrêmement riche, avec des instruments rares comme le tambour de bois, les steel drums, la flûte basse - autant de timbres que vous aimez et que l'on a pu entendre récemment dans votre opéra Médée. Mais vous n'avez pas souvent abordé le grand effectif.
M.R. Effectivement, j'avais peu écrit pour grand orchestre. Ma première œuvre pour cette formation, Espaces, date de mes années de Conservatoire, alors que j'étais encore dans la classe de Messiaen.
Ma deuxième pièce pour orchestre a été Le Cercle du vent, commande de la Fondation Gulbenkian en 1988. Par ailleurs, j'ai surtout écrit pour des formations réduites comme celles de l'Ensemble Intercontemporain à Paris, ou l'Ensemble Modern de Francfort à l'occasion de mon opéra Le Précepteur. Je ne suis revenue au grand orchestre qu'avec Lac de Lune, puis avec Médée créée en Janvier 2003 à l'Opéra de Lyon. Mais, vous savez, en réalité, il est plus facile de faire sonner le grand orchestre que d'écrire pour 15 instruments!

E.R. Parlons un peu de votre "cuisine de compositeur", comme vous l'appelez. Avez-vous eu recours, comme dans vos œuvres précédentes, à un "réservoir harmonique" d'accords pour structurer l'ensemble des trois mouvements ?
M.R. Le matériau de base de Lac de Lune est un réservoir harmonique de 23 accords. En outre, Lac de Lune joue avec la symbolique des nombres. Par exemple, en ce qui concerne les durées, les proportions que j'ai adoptées ici reposent sur des nombres premiers: 3, 5, 7, 11, 13, 17, 19 et 23.
Le premier mouvement dure 11 minutes, le deuxième 7 et le dernier 5: en tout 23 minutes.
Autre exemple de l'emploi des nombres: le deuxième mouvement repose sur 7 transpositions d'une série de 7 accords de 7 sons. Il se structure en 7 épisodes et les durées s'organisent selon les multiples de 7.

E.R.Vous prédéterminez donc un grand nombre de paramètres.
M.R. Le fait de prévoir les durées de chaque épisode du discours musical donne une cohérence à l'œuvre. Quant à l'harmonie, non seulement elle permet de varier les couleurs, mais elle permet également de gérer le temps musical. Enfin, j'aime la forme. Quand j'analyse les œuvres de mes prédécesseurs, je suis passionnée par leurs constructions formelles. Beethoven de ce point de vue me fascine. J'essaie donc moi aussi d'élaborer des formes, en fonction de ce que j'ai envie de faire entendre dans chaque œuvre.
Je suis également attentive au choix et aux évolutions des registres, des densités sonores, etc. Tous ces paramètres se combinent entre eux, et les désigner isolément, sans tenir compte de la conception globale de l'œuvre, n'a pas beaucoup de sens.

E.R. La structuration numérique ne fait-elle vraiment jamais obstacle à ce que vous voulez entendre ?
M.R. Non, car elle n'est qu'un outil, que je ne respecte pas de façon systématique. Si, par exemple, je sens qu'un épisode de l'œuvre arrive à son épuisement, j'arrête : je ne m'entête pas dans les systèmes, au contraire. J'ai coutume de dire que les systèmes sont faits pour être détournés. La musique impose souvent sa propre loi. Il y a un moment où vous sentez par exemple que l'œuvre est terminée. Et vous avez beau faire, elle n'ira pas plus loin. Parfois, j'en suis à me demander si c'est moi qui écris la musique ou si quelque puissance supérieure me dirige !
On se donne des cadres, mais la liberté s'impose d'elle-même.

E.R. Parlez-nous du premier mouvement.
M.R. Il commence par le tambour de bois, très doux (cet instrument, c'est du velours, c'est magnifique !) les steel drums pianissimo, le marimba, avant un immense crescendo, bref et violent. De là émerge un alto solo, rejoint peu à peu par les autres cordes. Au cœur du mouvement, les contrebasses amènent un épisode percussif, assez sec, avec les timbales et le piano.
Suivent des blocs de timbres en ostinati variés. Cela donne une géométrie de timbres que j'utilise assez souvent: je suis sensible à ce genre de répétitions masquées. Un choral de cuivres surgit enfin, coloré par le piano qui donne naissance à un perpetuum mobile. Celui-ci s'étend à tout l'effectif dans un vaste crescendo orchestral qui clôt le mouvement.

E.R. Alors que le deuxième mouvement, au contraire, commence dans une mystérieuse irisation.
M.R. J'avais envie de quelque chose d'extrêmement étrange: un énorme orchestre qui joue très très piano! Pour donner cette impression d'irisation, j'ai divisé tous les pupitres en longues tenues de tremolos. De ce grand tutti, que j'aimerais surprenant et dépaysant, émerge alors le hautbois d'amour, avec un accompagnement discret de cordes en pizzicatos, les bols japonais, vibraphone, steel drums.
Je satisfais ici mon amour du timbre. J'aime ces textures de musique de chambre. Et c'est un adagio, donc il faut que ça chante !

E.R. Vous n'avez donc pas peur du lyrisme !
M.R. Bien au contraire, à présent je le revendique! Lorsque nous étions jeunes compositeurs, nous avions été impressionnés par les déclarations péremptoires de Pierre Boulez condamnant l'hédonisme en musique et culpabilisant ainsi les compositeurs qui refusaient de renoncer à la notion de plaisir dans l'acte compositionnel. J'en ai souffert à l'époque car j'avais envie d'écrire une musique chatoyante. J'aimais aussi le charme envoûtant de la répétition, tout cela violemment condamné dans les "Relevés d'apprenti" - avec beaucoup d'intelligence et de brio - ce qui explique l'influence que la pensée de Boulez avait sur nous.

E.R. Et le dernier mouvement ?
M.R. Il est beaucoup plus court. C'est le plus simple des trois. Je l'ai appelé scherzo, mais il adopte la forme d'un rondo.

E.R. Pourquoi un rondo?
M.R. Parce que, justement, je pense que la répétition en musique est une façon de visiter le temps. Il y a donc ici un refrain qui repose toujours sur le même matériau : "groupes fusées" et accords dans le registre grave. Le matériau des couplets est plus mouvant : stridences, thème d'accentuation, canons rythmiques...

E.R. Est-ce la tentation d'un final "classique" ?
M.R. Ces trois mouvements peuvent suggérer une forme classique, en effet. Mais dans le détail, c'est beaucoup moins classique. Car le langage, atonal, induit sa propre forme. Je voulais seulement m'amuser avec l'orchestre. Mais dans ma démarche, oui, je me considère comme une musicienne classique.
Quand j'écoute les œuvres de mes confrères - je ne parle pas des abominables "néo-classiques"- je me rends compte qu'ils sont beaucoup plus audacieux que moi dans leurs expérimentations avant-gardistes. Mais la jeune génération revient à un classicisme de la pensée, et je me sens plus proche d'eux.

E.R. De façon générale, y a-t-il des compositeurs qui ont plus particulièrement stimulé l'imaginaire orchestral de Lac de Lune ?
M.R. Je ne crois pas. Je peux dire qui j'aime, et peut-être trouverez-vous dans mon œuvre une influence de ces compositeurs. Ceux qui ont le plus retenu mon attention depuis longtemps sont Debussy, bien évidemment, Berg, Ravel, Richard Strauss - qui ne m'intéressait pas lorsque j'étais plus jeune, mais dont l'écriture orchestrale et vocale me passionne à présent ! - le Schœnberg des Gurrelieder ou de l'opus 16, et parmi mes contemporains, Gyorgy Ligeti et Henri Dutilleux dont les œuvres ne me déçoivent jamais.

E.R. Et Stravinsky ?
M.R. Non. En dehors de quelques éblouissantes réussites (Le Sacre) je doute souvent de Stravinsky. Si je devais dire qu'il y a un compositeur rythmicien qui m'intéresse, ce serait plutôt Bartok. Mais je n'essaie pas de l'imiter, j'en serais bien incapable ! Je ne sais pas écrire les pastiches. Ce serait amusant de temps en temps, mais je ne suis pas douée pour çà.

E.R. Lors de sa création, Lac de Lune sera suivi du Concerto pour piano de Schumann et de la 9ème Symphonie de Schubert...
M.R.: Je trouve que ce n'est pas mal, comme voisinage ! Ce ne sont pas les œuvres de Schumann et de Schubert que je préfère: je dirais que j'aime ces compositeurs, beaucoup même, mais je préfère leur musique de chambre ou leur musique vocale. J'ai beaucoup lu les écrits de Schumann et j'ai comme lui le goût de l'intime. Quant à Schubert, il y a dans sa musique une nostalgie qui me bouleverse, par exemple dans le Trio en mi bémol. Peut-être trouve-t-on la même nostalgie parfois dans ma musique ?